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« Les femmes et les bas-fonds : visages et histoires romaines au féminin dans la Rome baroque »

A propos de la conférence « Les femmes et les bas-fonds : visages et histoires romaines au féminin dans la Rome baroque », Francesca Cappelletti,  Auditorium du Petit Palais à Paris, 17 mars 2015.

                 Francesca Cappelletti est professeur à l’université de Ferrare et co-commissaire de l’exposition. Elle est notamment spécialiste du collectionnisme. Elle présente dans cette conférence  » un sujet dans un sujet » : celui de la Femme à l’intérieur de ces peintures des bas-fonds de Rome au XVIIème siècle.

                     Dans les tableaux caravagesques du XVIIème siècle, un lieu est de nombreuses fois représenté : la taverne. A cette époque, la femme respectable n’a rien à faire dans ce lieu de débauche. La taverne est un endroit masculin. On trouve dans les tableaux de l’exposition de nombreuses femmes au centre de ces scènes de nuit, qui sont-elles ? Ce sont avant tout des prostituées, des bohémiennes, de vieilles entremetteuses. A Rome, la taverne et la rue sont interdites aux prostituées. Beaucoup d’actes judiciaires du tribunal de Rome témoignent de l’arrestation de ces femmes qui traversaient les rues de la ville à la nuit tombée.

                     Dans son œuvre Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, le peintre Nicolas Régnier  peint différents sujets dans son tableau. On trouve le jeu de dés, le vieux soldat et les jeux interdits. Il fait un catalogue des choses interdites, toutes les choses qui peuvent amener à se retrouver en prison. Les jeux de hasards sont prohibés à Rome notamment par la législation du Pape Clément VIII. Il ne voulait pas voir ces prostitués ni la nuit ni le jour et souhaitait les retrancher dans un même quartier.

Nicolas Régnier, Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, vers 1624-1626, Huile sur toile, 172 x 232 cm, Florence, Galleria nazionale degli Uffizi Photo : Didier Rykner
Nicolas Régnier, Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, vers 1624-1626, Huile sur toile, 172 x 232 cm, Florence, Galleria nazionale degli Uffizi Photo : Didier Rykner

            On trouve une dimension plus profonde dans ces peintures de vices : une méditation sur la vie. Dans Le Concert au bas-relief, Valentin de Boulogne peint une taverne comme lieu de mélancolie, de méditation, de réflexion sur le vice. Le contraste des couleurs accentue les visages des personnages. Le peintre vivait dans les quartiers les plus populaires de Rome et arpentait les tavernes mal famées de la ville. Il  nous averti ici que ces plaisirs mènent à la déchéance. Dans le tableau de Tournier, la femme est perdue dans ses pensées. Ici aussi la taverne met en scène la mélancolie sur la vie et la précarité de la vie. La femme lit la main du jeune homme dans une auberge de la nuit. Qui est cette « voyante » qui lit la main du jeune homme ? Pourquoi la retrouvons nous partout ?

Valentin de Boulogne, Le Concert au bas-relief, 1622-1625, huile sur toile, 173x214 cm, Musée du Louvre.
Valentin de Boulogne, Le Concert au bas-relief, 1622-1625, huile sur toile, 173×214 cm, Musée du Louvre.

                 Les peintres font des peintures puissantes à la fois par leur style et les sujets choisis. Ces derniers sont pris «  au naturel » dans la rue, sur le trottoir : ils appartiennent à la vie nocturne. Dans ces scènes, la bohémienne ou la diseuse de bonne aventure est un personnage récurant. On trouve ensuite la courtisane. La maîtresse devient même le modèle des peintures religieuses. On trouve ensuite les femmes artistes : elles ont des fortes personnalités et n’hésitent pas à se peindre dans la vie des bas-fonds de Rome. Parmi ces dernières, Artemisia Gentileschi.

I / L’image du vice : les bohémiennes

               En 1613 à Rome est publié un traité sur l’activité des bohémiens et bohémiennes. Ils sont considérés comme des voleurs, toujours dans la rue et très dangereux. Ce personnage devient récurent à partir de sa représentation faite par Caravage.

  • L’archétype de la Diseuse de bonnes aventures du Caravage

Le Caravage, La Diseuse de bonnes aventures, 1594, huile sur toile, 99 x 131 cm, musée du Louvre, Paris.
Le Caravage, La Diseuse de bonnes aventures, 1594, huile sur toile, 99 x 131 cm, musée du Louvre, Paris.

                 La Diseuse de bonne aventure peinte par Caravage fut un modèle pour de nombreux peintres. La toile peinte en 1595 est envoyée à Louis XIV en 1665.  A Paris, elle est plus considérée comme une scène de genre et ne reçoit pas une grande fortune critique. A Rome, cette peinture a permit à Caravage d’être accepté à la cour de Francesco Maria del Monte, un des principaux mécènes. Le cardinal aurait vu la peinture dans une boutique et voulait l’acheter. Caravage aurait alors traité le thème à nouveau pour celui-ci. Il existe alors deux toiles de Caravage sur ce sujet.  Comment sait-on que ce sont deux originaux du maître ? Pourquoi ne pas croire à une toile de Caravage et une copie ? Car le thème est traité différemment dans les deux toiles mais un détail revient : l’épisode du vol de la bague. Plusieurs autres éléments permettent d’identifier la bohémienne. Elle porte une couverture nouée sur l’épaule. Il existe même une physiologie de la bohémienne qui est peinte d’une peau plus brune que les autres personnages.

Le Caravage, La Diseuse de bonnes aventures, 1595, huile sur toile, 115 x 150 cm, Pinacothèque du Capitole, Rome.
Le Caravage, La Diseuse de bonnes aventures, 1595, huile sur toile, 115 x 150 cm, Pinacothèque du Capitole, Rome.

                  Ce thème devient un sujet de prédilection des peintres de l’époque. Nicolas Régnier dans sa Diseuse de bonne aventure peint une bohémienne qui lit les lignes de la main. Mais une autre situation comique apparaît. Elle est elle-même volée par des personnes.

                   Tout ce qui est dit et écrit sur les bohémiens est mis en scène dans le tableau de Simon Vouet de 1612. La bohémienne lit la main d’un grossier paysan. Elle a une couverture nouée sur l’épaule. Le détail du visage de la bohémienne et le sourire du pauvre paysan sont typiques des personnages des comédies de l’époque, de la Commedia dell’arte qui est née à cet époque avec des personnages types comme le paysan amoureux, toujours trompé, toujours volé. Simon Vouet montre une scène typique, celle du « dupeur dupé ». Le détail de la bohémienne qui vole la bague au doigt du cavalier est toujours présent. C’est un personnage aristocratique, beau mais pas plus intelligent que le paysan. Il est pris par le regard de la bohémienne et se fait avoir comme les autres. Les peintres semblent alors donner une leçon à toutes les catégories sociales et tous les protagonistes.

Simon Vouet, La Diseuse de bonnes aventures, 1622, huile sur toile, 120 x 170, Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada.
Simon Vouet, La Diseuse de bonnes aventures, 1622, huile sur toile, 120 x 170, Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada.
  •  Un thème populaire

               Le thème n’est pas seulement peint par les artistes italiens. Le peintre flamand Paul Brie se rend à Rome à la fin du XVIème siècle et y reste jusqu’à sa mort en 1626. Il a traité ce même thème : l’épisode de la bohémienne qui lit les lignes de la main. Cet artiste n’est pas un caravagesque, il s’intéresse aux antiquités, il peint des vues de Rome avec des bâtiments imaginaires. La fortune de ces thèmes vont même jusqu’aux artistes non caravagesques.

B.L

II Les courtisanes comme modèles

                     Quand on observe le tableau Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure de Nicolas Régnier peint en 1627, on peut apercevoir les trois types de femmes typiques de la peinture des bas-fonds : la bohémienne (que nous venons d’étudier), la vieille entremetteuse, et la courtisane en pleine lumière. Intéressons-nous maintenant à cette créature fascinante qu’est la prostituée et aux différentes représentations qui en sont faites.

Nicolas Régnier, Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, vers 1624-1626, Huile sur toile, 172 x 232 cm, Florence, Galleria nazionale degli Uffizi Photo : Didier Rykner
Nicolas Régnier, Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, vers 1624-1626, Huile sur toile, 172 x 232 cm, Florence, Galleria nazionale degli Uffizi Photo : Didier Rykner

 

  • Du profane au sacré

                          Quand on pense à la courtisane, la première image qui nous vient à l’esprit est celle d’une Marie Madeleine encore toute apprêtée de ses bijoux et de sa toilette luxueuse, les cheveux défaits en signe de volupté. L’image de la courtisane est aux antipodes de l’image des saintes chastes et pieuses. Cependant, la peinture caravagesque est celle des motifs sur le vif, des modèles que l’on retrouve dans la rue devant l’atelier. Alors pourquoi ne pas prendre une maîtresse comme modèle pour peindre une sainte ?

Le Caravage, Sainte Catherine d’Alexandrie, vers 1598, huile sur toile, 133 x 173 cm, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza.
Le Caravage, Sainte Catherine d’Alexandrie, vers 1598, huile sur toile, 133 x 173 cm, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza.

                              C’est effectivement ce que le Caravage va faire dans le tableau Sainte Catherine d’Alexandrie, peint vers 1598 et appartenant à la Collection Thyssen de Madrid. Sainte Catherine d’Alexandrie est une martyre de la fin du IVème de notre ère. Fille instruite en lettres et en sciences du roi Costos et alors âgée de dix-huit ans quand l’empereur Maxence se rend à Alexandrie, elle va voir le roi pour lui proposer de discuter. Celui-ci effrayé refuse, mais demande à cinquante philosophes de s’en charger à sa place. La jeune fille réfute tous les arguments, elle est ensuite jetée en prison et condamnée au supplice d’être broyée par une machine construite de quatre roues armées de pointes. Elle en est sauvée par un ange, mais elle est ensuite condamnée à être décapitée. Nous retrouvons dans le tableau les attributs de la sainte : la roue et l’épée de sa décapitation encore sanguinolente. Mais intéressons-nous plutôt à la figure de Catherine : c’est une belle femme aux cheveux attachés, baignée dans une lumière caravagesque et regardant le spectateur. Nous sommes frappés par sa réalité, d’autant qu’elle est habillée telle une femme du peuple (elle porte seulement une chemise) comme le souligne Francesca Cappelletti. Toutefois, l’élément le plus frappant est le fait que Caravage est pris pour modèle une prostituée célèbre de l’époque : Fillide. Vers 1604-1605, il peint La Madone aux pèlerins, pour l’église San Agostino. Cette Vierge à l’Enfant est très critiquée à son époque : avec ces cheveux bruns et ses traits marqués, cette madone est jugée par trop réelle. On peut supposer qu’à nouveau le peintre s’est inspiré d’une courtisane pour réaliser cette toile, puisqu’en 1605 Caravage est condamné et doit partir à Gênes à cause d’une rixe avec Pasqualone ayant pour objet une courtisane dont ils étaient tous deux amoureux. On pourrait alors supposer qu’il a utilisé cette femme comme modèle.

Le Caravage, La Madone aux pèlerins, vers 1604-1605, huile sur toile, 150 x 260 cm, Rome, église San Agostino.
Le Caravage, La Madone aux pèlerins, vers 1604-1605, huile sur toile, 150 x 260 cm, Rome, église San Agostino.

                          Ce qui est intéressant de retenir ici, c’est la manière dont le Caravage prend pour modèle un être totalement désacralisé, dépravé, rejeté aux yeux de la société, pour en faire le support de la dévotion des fidèles. Alors que les femmes des bas-fonds sont habituellement montrées comme des séductrices, elles sont ramenées à la lumière par le biais de la peinture du Caravage, faisant fi des conventions.

  • Le portrait de la maîtresse

                     Revenons à une représentation plus « classique » de la femme de l’ombre : l’hommage à la beauté. Les deux exemples employés par la conférencière sont ceux de la Danaé de Titien, datée de 1544-1545, et le buste sculpté de Constanza Bonarelli par Le Bernin vers 1636-1637.

, Danaé, vers 1544-1545, huile sur toile, 117 x 69 cm, Naples, musée Capodimonte.
Titien, Danaé, vers 1544-1545, huile sur toile, 117 x 69 cm, Naples, musée Capodimonte.

                  Dans la Danaé de Titien, l’artiste a pris pour modèle la maîtresse du cardinal Farnèse (le commanditaire du tableau) nommée Angela. La toile a donc pour but de flatter le commanditaire en montrant la beauté de sa maîtresse, mais il comporte également une charge érotique notable en représentant un nu allongé sur un lit. Le thème de la Danaé, bien qu’il mette surtout en valeur les grâces du personnage féminin à travers une histoire mythologique, correspond bien aussi à la représentation de la courtisane. Selon le mythe originel, Danaé est la fille du roi Acrisios. Celui-ci reçoit un oracle d’après lequel si sa fille venait à mettre au monde un fils, ce dernier le tuerait. Le monarque fait alors enfermer sa fille pour qu’elle ne fréquente aucun homme. Mais, Jupiter, amoureux de la jeune fille, se métamorphose en une pluie dorée pour s’unir avec elle. De leur union naîtra le héros Persée. Dans le tableau, Titien ne représente pas une pluie dorée mais une pluie de pièces d’or se déversant sur le ventre de la jeune femme. L’appât de l’argent qui achète l’amour rappelle le métier de la maîtresse qui offre son amour en échange de finances ou de cadeaux somptueux. La beauté de la femme y est donc célébrée mais elle aussi rappelle la cupidité des courtisanes.

Le Bernin, Buste de Constanza Bonarelli, vers 1636-1637, marbre, Florence, museo nazionale del Bargello.
Le Bernin, Buste de Constanza Bonarelli, vers 1636-1637, marbre, Florence, museo nazionale del Bargello.

                      Prenons maintenant le buste du Bernin. Nous avons maintenant affaire à une jeune femme les cheveux défaits, le regard intense et la bouche entrouverte faisant écho à la chemise s’ouvrant sur la poitrine. La manière du Bernin nous donne la sensation que ses portraits sont vivants et il en est de même pour celui-ci. Nous avons vraiment une célébration de la maîtresse, une exaltation de sa beauté et de la passion qu’elle inspire. A la différence de Titien, la représentation est loin de rappeler la dimension matérielle du modèle.

Conclusion : la place d’Artemisia Gentileschi

          Bien qu’Artemisia Gentileschi soit celle qui bénéficie actuellement de la plus grande fortune critique, d’autres femmes artistes lui sont contemporaines et ont aussi dû concilier leur vie de femme et leur vie d’artiste comme Virginia da Vezzo et Faustina Maratti. Loin d’être des bohémiennes, des entremetteuses ou des prostituées, elles constituent une catégorie à part de la Rome des bas-fonds, non pas du vice, mais de l’art loin de la gloire des hommes. C’est dans ce lieu que prend place Artemisia. Calomniée et considérée comme l’une de ces courtisanes qu’on payait pour poser pendant son procès, nous pouvons estimer qu’elle faisait partie des bas-fonds. Mais sa carrière fructueuse l’en fait sortir dès son arrivée à Florence en 1612. Désormais, elle fait varier les thèmes de l’envers du décor caravagesque, elle peint des femmes, certes, mais celles-ci sont des héroïnes bibliques. Ces femmes comportent une part d’ombre qui réside dans leur actes vengeurs, prenons la Judith et Holopherne, mais qui est contrebalancée par la bravoure et la noblesse qui en découlent.

A.C

A. Caillot et B. Lesvenan

Sources :

Conférence du Petit Palais par Francesca Cappelletti: https://www.youtube.com/watch?v=s_4nueHJBus

Jacques DUBOIS, « CATHERINE D’ALEXANDRIE sainte (morte déb. IVe s.) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 27 avril 2015. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/catherine-d-alexandrie-sainte/

 Robert DAVREU, « PERSÉE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 27 avril 2015. URL :http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/persee/